Les défis de la
société civile dans la région arabe
Mai 2012
Dr. Elie Abouaoun
Membre du Comité Directeur de NDH
Directeur Exécutif du Fonds Arabe pour les
Droits Humains
Des années durant, les régimes autocratiques arabes ont laissé
des cicatrices indélébiles à tous les
niveaux (politique, économique, social,
culturel, écologique…). Il n’est pas exagéré même d’affirmer qu’ils ont détruit
des « Nations » dont les citoyens ne se sentent plus en sécurité, ont
peur de tout et ne possèdent ni la capacité ni le vouloir de participer à leur
vie communautaire. L’histoire montre que les dictateurs viennent et
disparaissent mais leurs cicatrices prennent du temps pour guérir, un processus
non seulement long mais douloureux surtout. Toujours est-il que la question qui
se pose est de savoir si la société civile est en position de se lancer dans
l’aventure de la transition politique.
Même s’il est difficile de généraliser, le paysage
typique de la région arabe avant 2011 consistait surtout en des régimes autocratiques
juxtaposant un ensemble d’acteurs civils comme les opposants politiques, les intellectuels,
les activistes et associations de droits de l’Homme, les syndicats, les femmes,
les étudiants, et les membres dissidents des régimes ; tous contre les régimes
d’une façon ou d’une autre. A cote, il y a des mouvements islamistes bien organisés
s’inspirant des préceptes de l’Islam politique mais exclus par des pratiques
répressives brutales. Ces acteurs n’ont pas évolué suffisamment pour devenir
une société civile hétérogène main harmonieuse. La société civile peut être définie
comme des entités non gouvernementales à but non lucratif agissant pour l’intérêt
public et reflétant les intérêts et les valeurs des membres qu’ils représentent.
Dans le contexte arabe, la société civile doit jouer le rôle
très pertinent de tenir les gouvernements responsables pour leurs actions,
influer les politiques publiques, et de renforcer le potentiel de leurs communautés.
Une multitude de facteurs contextuels ont empêché la société civile de
pleinement jouer son rôle. Mais il faut aussi avouer que les exigences intrinsèques
pour jouer ce rôle ne sont pas remplies ; comme par exemple l’acceptabilité
par les couches populaires, l’échelle de valeurs populaires (en porte à faux
des principes de transparence), les interventions ciblées, l’absence de la volonté
publique de réforme.
La participation
de la société civile est cruciale pour le succès du processus de transition. En
effet, les expériences passées montrent que les efforts fournis par les
gouvernements et la communauté internationale ne suffisent pas pour réussir ce
genre de processus sans un rôle actif des acteurs civiques et sans une
conviction sociétale que ce processus est dans l’intérêt des citoyens.
Ces éléments sont d’autant plus importants dans le
contexte arabe présent puisque les gouvernements et la communauté internationale
ne sont pas perçus comme des acteurs crédibles ; et c’est là que la société
civile peut agir en intermédiaire légitime.
Les temps de transition sont caractérisés en général par
une prolifération chaotique des associations contribuant à une image d’une société
civile mue par l’argent avec les conséquences désastreuses que l’on connait,
surtout sur leur acceptabilité.
Bien que les acteurs locaux soient plus près de la légitimité
comparés aux acteurs externes, la légitimité de la société civile dépend de la perception
locale de leurs motivations et intérêts. Dans la majorité des cas, les acteurs
de la société civile ont un long
chemin encore avant de se prémunir de cette légitimité qui ne peut venir que
d’une proximité soutenue avec leurs communautés. Les défis les plus importants qui se présentent
dans ce contexte sont :
1-
L’équilibre entre la capacité et l’accès aux ressources
Dans la plupart des pays en période de transition
actuellement, un drainage de cerveaux a été observé quand la plupart des
individus qualifiés ont été appelés à rejoindre les nouvelles structures de
l’Etat ou leurs subsidiaires. En général, la capacité technique des ONG est mesurée
par rapport à la capacité d’exécuter les projets dans les temps prévus selon la
proposition de projet. Les ONG financés souvent sont celles qui peuvent remplir
les formats compliqués des bailleurs ou qui ont des systèmes comptables avancés.
Malheureusement, ce ne sont que les méga-organisations basées dans les villes
qui remplissent ces conditions. Ces acteurs n’ont pas nécessairement la
connaissance de ce qu’il faut faire, où
et comment. D’autre part, inonder un pays par un financement sous le label de
«l’urgence politique» submerge les acteurs « financièrement » au-delà
de leurs capacités réelles ; ce qui contribue à la création d’un
environnement propice à la corruption. Exiger des ONG des résultats rapides les pousse à adopter des délais irréalistes
pour leurs projets conduisant à un échec cuisant.
2-
Le devoir de rendre des comptes
Rendre des comptes aux bailleurs est essentiel certes mais le plus important pour les
acteurs de la société civile est le
devoir de rendre des comptes à leurs corps constituants ; un devoir très
rarement accompli conduisant à l’élargissement du fossé avec la communauté et
affecte négativement leur légitimité auprès de ces corps constituants.
3-
L’environnement légal inapproprié
Les procédures légales et complexes sont un des obstacles
majeurs empêchant le travail régulier des acteurs de la société civile durant
et après la transition. En regardant les pays arabes en transition
actuellement, l’on peut observer que les lois concernant la société civile sont
soit répressives, soit bureaucratiques
soit les deux à la fois.
4-
La programmation pertinente
L’élément inconnu à ce stade est de savoir si l’échelle
de valeurs populaire est propice à l’émergence de régimes démocratiques. S’il
est vrai que les transitions sont longues et douloureuses en général, il est également
vrai que le succès de ces transitions est tributaire d’une acceptation sans équivoque des valeurs démocratiques. C’est là que la société
civile joue un rôle important. Il ne suffit pas d’exécuter des projets à tort
et à travers mais plutôt de s’engager à travers des initiatives capables de
vulgariser les valeurs universelles des droits de l’Homme qui doivent devenir
les fondements du nouvel ordre politique arabe.
Si les acteurs échouent dans la conception de projets pertinents, les résultats
du « printemps arabe » s’esquiveront pour laisser la place à des
nouvelles autocraties ou des théocraties.
5-
La relation avec le gouvernement
Depuis des décennies, la relation entre la société civile dans la région arabe et la plupart des
gouvernements fut caractérisée par l’hostilité et un manque aigu de confiance. Maintenir ce genre de relations
avec les gouvernements dans l’avenir est contre-productif. Positionner toujours
la société civile en porte à faux avec l’Etat contribue sans doute à la
dé-légitimation de la société civile (surtout dans les pays où il y a une
division politique aigue) comme ça peut encourager la radicalisation des
citoyens contre l’’Etat. Or pour prétendre induire in changement social, il ne
suffit pour la société civile de contre balancer l’Etat. Il faut plutôt considérer
l’Etat comme un partenaire difficile mais indispensable et agir en conséquence ;
comme par exemple la promotion du principe de coopération quand c’est possible à
travers une « stratégie de chevauchement » qui consiste à alterner
entre deux approches (coopération ou pression) tout en prenant avantage des
contradictions qui puissent exister entre les composantes de l’Etat
(gouvernement, parlement, corps
judiciaire…). Si c’est facile de le dire, la mise en œuvre de telles stratégies
tout en maintenant une distance raisonnable avec l’Etat reste un défi souvent difficile
à surmonter.
6-
Religion et politique
Près de deux tiers de la population mondiale s’identifie à
une religion donnée. Ceci prend une plus proportion plus importante dans une région
ou la religion est la composante primaire de l’identité. Le paysage politique présent
et futur reposera essentiellement sur l’identité religieuse qui comme l’identité
ethnique en appelle à l’émotionnel. Alors que les autorités religieuses utilisent
un langage religieux pour mobiliser leur base, les leaders politiques
l’utilisent pour manipuler leur électorat et les convaincre de soutenir leurs
choix politiques et exacerber les sentiments de peur et d’exclusion. Comme les préceptes
religieux peuvent justifier des actions extrêmes, elles peuvent également promouvoir
la paix et la convivialité. Les figures et institutions ecclésiastiques sont souvent
des faiseurs d’opinions et sont respectées par la plupart des parties d’un
conflit. Les valeurs de pardon et de tolérance
dans les textes religieux pourraient bien inspirer un changement d’attitude.
Les figures religieuses ont accès aux haute sphères du pouvoir et jouissent
d’un effet de levier qui leur permet d’influer les évènements dans des
contextes ou les acteurs non-religieux ne le peuvent pas. En même temps,
l’utilisation de la religion peut aiguiser les conflits politiques et sociaux,
D’où la nécessité d’être prudent afin de ne pas permettre aux figures
religieuses, parfois complètement soumises au régime, de manipuler les acteurs
de la société civile ou d’imposer leur pouvoir aux communautés et groupes vulnérables.
Il y a seulement quelques décennies, le rôle de la société
civile fut contesté avec véhémence par les gouvernements qui ne voyaient pas
d’un bon œil l’invasion de l’espace public par des acteurs non gouvernementaux imprévisibles.
Aujourd’hui, la reconnaissance de ce rôle n’est plus sujet à interrogation et
le secteur public ne peut plus se prémunir de l’exclusivité du service de l’intérêt
général. Les expériences passées montrent que les transitions démocratiques ne
sont pas réversibles et qu’elles aboutissent toujours au renouveau du contrat
social dans un pays donné ; sans
oublier que ces processus s’étendent naturellement vers d’autres pays ; ce
qui donne à la société civile une opportunité d’or pour s’affirmer dans son rôle
d’agent de changement.
Pour réussir, il faut toujours se souvenir que la
dimension première de cette bataille n’est autre que celle des droits de
l’Homme et de la liberté.